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PRINCIPES EDITORIAUX

Edition critique et/ ou édition génétique numérique

Manuscrito digital de Juan Goytisolo met à disposition de l'internaute une sélection représentative et une analyse des brouillons – ou manuscrit de travail – du roman de Juan Goytisolo, Paysages après la bataille (1982; trad. fr. Aline Schulmann, 1985) conservés dans le Fond Goytisolo de la bibliothèque de la Diputación Provincial de Almería.

De caractère éditorial, ce projet est tributaire, pour une part, de la critique génétique, méthodologie française d'étude et d'édition des manuscrits de travail - ou manuscrit moderne -, développée au sein de l'Institut de Textes et Manuscrits Modernes (ITEM); et, d'autre part, du développement des technologies informatiques adaptées à l'édition et à l'exploitation numérique de manuscrits, concrètement de la Text Encoding Initiative (TEI).

Tout comme d'autres projets auxquels celui-ci s'apparente - je pense au magnifique Samuel Beckett Digital Manuscript Project ou aux Dossiers de Bouvard et PécuchetManuscrito digital de Juan Goytisolo cherchait à répondre à deux objectifs majeurs: mettre à disposition des internautes, au format numérique, les brouillons du roman de Juan Goytisolo sous forme de fac-similés; présenter de nouvelles formes d'exploitation des mêmes documents, par la biais d'une transcription diplomatique en langage XML (Sections Itinerarios et Capítulos) et de modules de navigation interactive (Section Edition: "Plan Casse-tête", animations de l'article "Telediario 1984", enregistrement vidéo).

Si cette édition numérique peut être consultée voire exploitée de manière indépendante à l'édition critique de Paisajes después de la batalla publiée sous forme de livre avec des préliminaires et une étude de critique génétique (Salamanca, Ediciones Universidad de Salamanca, 2012, pp. 15-187), il est également vrai qu'elle se veut complément de celle-ci et cherche à repousser encore les limites d'une édition imprimée dans laquelle tout avait déjà été mis en oeuvre pour les dépasser. Cette réussite semble avoir été à l'origine de la décision du jury de l' Unión de Editoriales Universitarias Españolas, qui, en septembre 2013, a primé le livre dans la catégorie "Meilleure monographie en sciences humaines" en prenant en considération "le travail d'édition soigneux et élaboré, l'originalité des illustrations et des commentaires".

Je ne peux rentrer ici de manière détaillée dans un débat qui oppose philologues et généticiens, c'est-à-dire de qui défend un modèle éditorial hérité soit de la critique textuelle, soit de la critique génétique, soit encore de la filologia d'autore. Il me faut toutefois faire observer que dans le cas de l'édition imprimée de l'oeuvre de Juan Goytisolo, je me suis tenue à un modèle éditorial clairement héritier d'une tradition philologique centrée sur le texte, concrètement, sur l'édition princeps du roman (Montesinos, 1982). Dans le cas présent, par contre, je me suis arrêtée aux seuls brouillons du roman, et me suis intéressée au processus d'écriture de ceux-ci sans arriver pour autant à offrir, sauf dans un cas, et encore un peu "par hasard", une version d'un brouillon qui correspondrait entièrement à l'une des 77 séquences qui forment le roman, vu que le dossier génétique ne comprend pas de version au propre du roman dans son ensemble, ni de corrections d'épreuves de celui-ci.

Ceci dit, il ne fait aucun doute que le débat entre philologues et généticiens a connu ses moments les plus critiques – les plus durs aussi – aux commencements de la critique génétique, quand ses porte-paroles faisaient leurs armes, pour ainsi dire, pour fixer territoire et méthodologie en se voyant obligés de se défendre des critiques extrêmement virulentes qui étaient formulées tant du côte français, par les représentants d'autres tendances, que du côté de traditions alternatives (notamment, au départ de la historische-kritische Ausgabe allemande et la filologia d’autore italienne). À titre d'exemple, je renvoie à l'article canonique de Jean-Louis Lebrave, "La critique génétique: une discipline nouvelle ou un avatar moderne de la philologie" [1].

Aujourd'hui, c'est-à-dire près de vingt ans après, les généticiens ont nuancé voire revu leurs positions les plus critiques. En 2009, par exemple, dans un article que j'ai placé au centre de mes recherches et dont j'ai repris le postulat central tant dans le sous-titre d'un volume collectif Crítica genética y edición de manuscritos hispánicos contemporáneos, que j'ai dirigé, que dans le titre des préliminaires de mon édition goytisoléenne, Jean-Louis Lebrave défendait la nécessité d'une "poétique de transition entre états". Celle-ci permettrait de "réconcilier la philologie et la génétique et unifier le panorama de la variation textuelle". "Il n’y a pas de différence radicale entre des états textuels variants et la variation qu’on peut observer dans les brouillons. (En revanche, il y a généralement une différence de degré, le foisonnement de la variation étant souvent beaucoup plus intense dans les brouillons.)" [2].

Sans être synonymes, les deux méthodologies sont, en effet, complémentaires. Comme rappelait Almuth Grésillon dans "La critique génétique: origines et perspectives", alors que "la philologie a pour visée le texte, la critique génétique vise les processus de l’engendrement textuel" [3]. Si la première se prévaut de l'apparat critique, la seconde l'évite, du moins dans le domaine français [4]. De plus, et comme illlustre parfaitement la nouvelle édition de Paisajes después de la batalla reprise dans le troisième volume des Obras completas (Galaxia Gutenberg, 2006) et plus encore le matériel génétique lui-même utilisé pour la confectionner, tout texte – en ce inclus publié, et donc soi-disant définitif – peut devenir un avant-texte ou un brouillon d'une nouvelle édition [5]. Comme souligne Juan Goytisolo dans le prologue du premier volume de ses Obras completas: "Mon oeuvre ne s'achèvera que le jour où la trajectoire elliptique que trace mon corps dans un mouvement imperceptible, au pas de celui de notre planète minuscule, bifurquera de celui de l'orbite du monde et disparaîtra. Jusqu'alors rien n'est définitif et je peux donc ajouter et supprimer, même si, de nos jours, il devient difficile d'effacer toutes les traces qui dérangent". Et quelques lignes plus bas, il ajoute: "Quand on contemple, depuis le mirador de la vieillesse, ce qu'on a écrit au cours de plus d'un demi-siècle, grande et exusable est la tentation de reléguer à l'oubli tout ce que l'on juge de qualité moindre ou que l'on rejette pour des raisons esthétiques ou idéologiques. L'auteur a le droit de choisir ce qu'il considère artistiquement ou moralement valable et de répudier tout le reste. Une oeuvre littéraire s'élabore au cours de différentes phases: on la corrige, la réécrit, l'amende, non seulement pendant la phase de composition, mais aussi une fois imprimée. Pour m'en tenir à ma seule expérience, je suis le père de romans dont je considère la première édition comme définitive; d'autres, dont j'ai modifié ou supprimé quelques phrases ou paragraphes; et enfin, de celles dans lesquelles j'ai introduit des modifications considérables et que je cherche encore à améliorer dans la perspective de ces "Oeuvres (in)complètes". Dans ces deux derniers cas, devrais-je signaler entre crochets les substitutions, les coupes, les réecritures afin de rassasier la voracité des érudits, des possibles comentateurs et exégètes de mon travail?"

Inutile de dire que Juan Goytisolo ne cherche pas à satisfaire cette soif, ni à faciliter l’étude des changements que lui-même a apportés à ses textes. Comme on peut l’entendre dans l’enregistrement correspondant à la présentation de notre édition au Círculo de Bellas Artes (section Édition: “Goytisolo parle du roman”), ceci n’implique pas, bien entendu, que Juan Goytisolo soit opposé à ce type de recherche, ni même que les résultats de notre desvivir critique n'ait pu le surprendre. De fait, sans sa générosité et sans son appui, ni cette édition numérique, ni notre édition traditionnelle ne seraient ce qu’elles sont.

Et de fait, ce que ces deux éditions essaient de refléter, l’une – imprimée –, du roman, l’autre – numérique –, des brouillons c’est la complémentarité des aproches. Si la critique génétique est à l’origine des deux projets (en réalité, un projet unique qui bifurque), dans l’édition imprimée, elle n’a trouvé réellement accueil que dans les préliminaires. J’y explique par le biais de commentaires ce que l’internaute découvrira maintenant de manière pratique. Pour des raisons évidentes de place, il n’aurait pas non plus été possible de publier la totalité du dossier génétique du roman composé d’environ 800 pages autographes et de différentes coupures de presse, objet de réécriture; des transcriptions diplomatiques correspondantes aux fac-similés, suivies d’une comparaison des différentes versions de chacune des séquences romanesques qui existent afin de rendre visibles les corrections dites "invisibles". Considérant, en outre, que nous n’avions pas affaire à un manuscrit au sens classique du terme, au sein duquel on pourrait localiser et analyser des variantes textuelles afin de reconstruire un arquétype ou Ur-text, j’ai renoncé à considérer les phénomènes complexes de réécriture comme des variantes et, par conséquent, à les ramener à des notes de bas de page insuffisantes et réductrices, à mon sens, car elles ne permettent plus d’embrasser le processus d’écriture comme totalité.

Cette décision explique, par exemple, pour quoi, il n’y a presque aucune référence aux brouillons dans les notes en bas de page de l’édition imprimée. Dans une perspective philologique, les notes sont avant tout le fruit d’une comparaison rigoureuse et systématique des six éditions du roman (1982, 1985, 1987 1990, 2006a et 2006b). Y sont notées les "variantes"  graphiques qui existent entre l’une et l’autre édition sans qu’on puisse toujours les considérer comme de simple "variantes d’auteur", ni même dans l’édition d’auteur de 2006 (et point de départ de la mienne). De fait, la consultation de l’exemplaire personnel de l'édition de 1987 que Juan Goytisolo a utilisé pour élaborer son édition de 2006 révèle un certain nombre de modifications orthographiques et même des observations autoriales qui n’ont pas été prises en considération dans l’édition finale des Œuvres complètes réalisée par Antoní Munné. Bien plus, la suppression de l’une des séquences (A ella) et la réécriture de la fin de la séquence antérieure (Sa vie est un songe), pour des raisons de cohésion textuelle, sont deux éléments qui suffiraient à montrer la fragilité des frontières qui existent entre texte et avant-texte. [6]

Edition verticale partielle

Le modèle que j'ai choisi pour cette édition digitale répond en grande partie à la définition de l'"édition verticale" (intégrale ou partielle) qu'a développée Pierre-Marc de Biasi dans une série d'articles qui traitent de typologie éditoriale.

Par "édition verticale", le critique entend une édition qui s'intéresse à "l’enchaînement des phases qui traversent le dossier génétique d’une œuvre, achevée ou non, publiée ou inédite. Elle se donne pour objectif, au sujet de cette œuvre (ou d’une de ses parties), la publication chronologique des documents se rapportant à la série intégrale (ou à une séquence significative) des transformations successives qui permettent de comprendre sa genèse. L’édition verticale vise en principe à reconstituer le processus d’écriture d’un bout à l’autre de l’itinéraire génétique : au stade avant-textuel, des premières traces écrites de la conception aux dernières corrections sur épreuves, sans s’interdire de prolonger l’examen au stade textuel, en allant des corrections de l’édition pré-originale ou de la première édition jusqu’aux éventuelles corrections autographes prévues par l’auteur pour la dernière édition parue de son vivant." [7]


Dans le cas présent, j'ai ordonné de manière chronologique et génétique les différentes versions (entre deux et sept) des 77 séquences de ce roman mosaïque. Il ne faut toutefois pas déduire de cet ordonnancement qu'il existe différentes versions, ni même un seul brouillon au propre ou définitif de tout le roman. Bien au contraire, et comme je viens de le noter, nous disposons seulement d'un nombre variable de versions de 74 des 77 séquences qui sont entrées dans la composition du roman. Une donnée qui montre bien le caractère cumulatif et non pas linéaire du roman.

Cette situation explique également pourquoi je m'en suis tenue à une "édition verticale partielle". Si ce type d'édition permet de contourner l'obstace des "limites matérielles de l'édition traditionnelle", il n'offre qu'une sélection – et non pas la totalité – du dossier génétique assez volumineux. Ce n'est cependant pas la taille relativement importante du dossier qui m'a conduite à me décider pour ce côté parcellaire, mais bien la conviction qu'un encodage intégral des brouillons (déchiffrés et transcrits intégralement en format word) n'aurait que peu apporté à la compréhension des processus d'écriture et de composition du roman qui se trouvent reflétés au moyen d'une sélection représentative de ceux-ci.

Voilà la raison d'êre de la critique génétique et de ce projet. Offrir une édition génétique digitale des brouillons de Juan Goytisolo – édition verticale partielle – qui révèle comment l'écrivain lit, écrit, se lit et se relit, réécrit dans un procesus complexe d'appropiation de l'écriture de tiers ou personnelle.

Fac-similés et encodage XML/ TEI

Comme on verra de façon plus détaillée dans le "Manuel d'encodage XML/ TEI" – documentation mise à disposition dans la section "Projet" –, la transcription diplomatique des brouillons de 34 séquences du roman, que le lecteur peut consulter soit de forme thématique, dans la section "Itinerarios" ou simplement chronologique dans la section "Capítulos" constitue la colonne vertébrale du projet. Cette transcription diplomatique repose sur un encodage en langage XML (eXtensible Markup Language) réalisé selon les normes et les propositions formulées par le consortium de la Text Encoding Initiative.

Nous avons choisi des éléments et des attributs en fonction de leur définition et usage génériques, mais ils ont été appliqués au départ d'un usage plus restreint et adapté à notre seul corpus. Toutes ces étiquettes (ou tags) sont issues de la "La TEI simplifiée: une introduction au codage des textes en vue de leur échange", de la TEI P5 ainsi que, dans certains cas, du module Genetic Edition, fruit du travail d'un groupe de chercheurs qui ont développé des éléments spécifiques pour la représentation du matériel génétique, compatibles avec les Guidelines du consortium. On peut mentionner, au nombre de ces apports, l'attention prêtée à la dimension matérielle (documentaire) de l'objet, matérialité qui est souvent décisive dans la description du manuscrit de travail qui comporte de nombreux éléments de caractère sémiotique, mais non textuels.

Dans ce projet, cependant, et au vu des caractéristiques physiques des brouillons, nous n'avons utilisé que l'élément <ge: used/> qui a été intégré au "schéma Roma" élaboré au départ de nos besoins [8]. Comme on verra dans la documentation, cet élément signale qu'un fragment de texte a déjà fait l'objet d'une utilisation antérieure, le plus souvent, à la suite d'une transcritpion au propre. De fait, cette étiquette, qui a reçu différents attributs que nous avons utilisés pour mettre sur pied une "typologie de ratures de réutilisation", nous a seulement servi lors de la transcription et de l'exploitation des trois versions des brouillons qui pourraient renvoyer à une synopsis du roman, conçue, non pas au début, mais pendant la rédaction du roman. L'internaute trouvera non seulement une transcription diplomatique de ces feuilles atypiques du corpus (dont les trois versions successives constituent l'Itinéraire thématique dénommé "Plan casse-tête" ou l'entrée "Synopsis" de la section "Capítulos"), mais aussi une présentation interactive dans la section "Edition" sous le titre "Plan Casse-tête". Ces brouillons, étroitement liés à l'architecture du roman, font également l'objet de commentaires et de souvenirs très vifs de l'auteur (section Édition: "Goytisolo parle du roman"). Exception faite de cette dizaine de feuillles, qui reflètent un usage particulier et assez atypique de l'espace graphique, Juan Goytisolo écrit de manière régulière ou bien sur des feuilles de papier au format A4 (21 x 29,5 cm) pliées pour former un petit cahier de quatre pages, ou bien sur des demi-feuilles, probablement des feuilles de bloc (14,7 x 21 cm) de format A5. Juan Goytisolo a l'habitude de couvrir les pages d'une écriture très lisible, même lors des premières versions, sans laisser à peine de marges latérales. De manière générale, il entame chaque nouvelle séquence sur une nouvelle feuille, sur laquelle il laisse une large marge supérieure (de trois à quatre centimètres) où il a l'habitude de faire figurer un titre centré (généralement écrit en caractères romains et soulignés, puis en petites capitales). Cette régularité et le fait qu'il n'existe que peu de variations dans les outils d'écriture (toutes les feuilles sont écrites avec un bic bleu et il n'y a que quelques petites corrections au crayon) expliquent que nous n'ayons pas prêté plus d'attention à la dimension physigique – l'aspect "document" en TEI – de notre corpus.

Notons toutefois que si cette orientation vers le "document" n'est pas encodée, l'aspect "document" du corpus est présent, comme dans le Samuel Beckett: Digital Manuscript Project, grâce à l'incorporation des fac-similés (Befund o record) que l'on peut consulter systématiquement avec leur transcription diplomatique qui, comme on le verra ci-dessous, est déjà pour partie interprétation (Deutung o interpretation) [9].

Déchiffrer, transcrire, éditer

Par le biais des trois mots de ce titre, emprunt du titre d'un article de Jean-Louis Lebrave qui porte sur l'analyse des premiers feuillets du troisième carnet de Proust, je souhaiterais tout à la fois rappeler et expliquer pourquoi je me suis décidée ici pour une transcription diplomatique des "brouillons" de Paysages après la bataille, dans quelle mesure cette transcription se différencie d'une transcription "linéaire" et pourquoi j'ai décidé de refléter les différentes "campagnes d'écriture" de chacune des versions conservées. Comme le rappelle Jean-Louis Lebrave, sauf dans des cas exceptionnels – c'est-à-dire, par exemple, dans le cas d'un manuscrit très lisible et immaculé –, on ne peut pas faire l'économie d'une transcription des manuscrits que l'on souhaite étudier. C'est pour cela que, dans la critique génétique, "une partie essentielle du travail du chercheur consiste à déchiffrer le manuscrit et à le comprendre, c'est-à-dire à en dégager l'organisation spatiale et à reconstituer à partir de celle-ci la chronologie des opérations d'écriture qui ont donné naissance au manuscrit tel qu'il nous est parvenu. Cette analyse se concrétise dans une transcription" [10].

De manière générale, on peut distinguer deux types primaires de transcriptions: la transcription diplomatique (ou littérale) et la transcription linéaire. La transcription diplomatique, dans laquelle "les parties textuelles du document sont déchiffrées et transcrites en reproduisant aussi fidèlement que possible la disposition typographique de l’original", est également la plus "élémentaire". Proche d'une reproduction photographique de la page manuscrite qu'elle accompagne, la transcription diplomatique prétend avant tout aider à la lecture. Elle ne reconstruit pas, par contre, la genèse du manuscrit. La transcription linéaire, par contre, offre un texte lisible qui intègre les opération d'écriture "par le jeu d’un codage typographique". Si elle facilite, il est vrai, une lecture continue, elle dénaturalise tout à la fois la face proprement génétique du matériau, c'est-à-dire, toute la dimension sémiotique ou graphique qui résiste à une linéarisation [11]. Ni dans un cas, ni dans l'autre – ou seulement d'une manière très partielle – on entre dans la reconstruction et dans l'analyse de la genèse de l'écriture.

Mais, "existe-t-il des moyens de rendre compte explicitement de cette analyse, et même de la visualiser par un type de présentation qui ne soit plus une simple reproduction-transcription, mais une édition issue d'un traitement?" [12] Telle était la question que posait Lebrave il y a vingt-cinq ans, c'est-à-dire au début du développement des technologies digitales appliquées à l'édition. Et en vue de chercher à répondre à cette question, il précisait encore qu'il fallait faire la distinction entre deux types de manuscrits. Les premiers font partie d'un "processus d'écriture linéaire visant directement à la production d'un texte – et donc comportant quelque chose comme une phase d'écriture au fil de la plume, qui inclut éventuellement un certain nombre de corrections, suivie d'une ou de plusieurs relectures accompagnées de réécritures". Les autres incluent en plus des traces d'autres activités scripturales qui, même si elles renvoient à la genèse (notes, listes, dessins ,etc.), ne se limitent pas à la seule verbalisation linéaire. Exception faite de la douzaine de pages qui pourraient constituer une première ébauche d'un plan du roman, on peut sans doute compter les brouillons de Paysages après la bataille au nombre des premiers, ce qui implique, d'une part, qu'on peut analyser un segment d'écriture "x" au départ des opérations d'écriture (ajout, suppression, substitution ou déplacement) orientées dans le temps; ce qui implique, d'autre part, qu'on peut considérer les différentes versions d'un même fragment comme les maillons d'une chaîne textuelle.

Transcription diplomatique et campagnes d'écriture

En accord avec ces prémisses, l'objet central de ce projet d'édition génétique consistait, donc, à s'approcher du processus d'écriture, en recréant, dans la mesure du possible, les campagnes d'écriture qui s'empilent dans le cadre de chacune des versions d'un brouillon.

Comme on le sait, la visualisations des pages XML au format HTML présuppose une transformation au moyen de la combinaison de feuilles de style au format XSLT (eXtensible Stylesheet Language Transformations). Comme l'un des objectifs principaux du projet consistait en la recréation virtuelle de chacune des couches ou campagnes d'écriture réécriture qui finissent par se superposer au sein d'une même version statique d'un brouillon, un total de six feuilles de style ont été créées, chacune d'entre elles pouvant être combinée avec les documents XML, ce qui permet de représenter jusqu'à cinq étapes virtuelles d'écriture (numérotées o.xsl à 5.xsl). La sixième et dernière feuille de sytle (diplomatisch.xsl) est utilisée pour générer la version diplomatique. Une version à laquelle a accès l'internaute lorsqu'il ouvre les différents chapitres qui ont été encodés. Dans le cas des fichiers XML, par contre, nous avons créé un document par version. Ainsi, si nous disposons de trois versions différentes d'un chapitre, nous aurons trois fichiers XML. Il faut ajouter à ces documents XML, un autre document appelé TEI Corpus.xml, document qui représente l'arborescence globale du projet. Outre le fait qu'il inclut la totalité d'un corpus, le document TEI Corpus regroupe les métadonnées communes à l'ensemble des textes isolés, et, inclut également une description globales de tous les manuscrits.

Ceci étant dit, et avant de conclure, il me faut insister sur le caractère (en partie) conjonctural de la recréation, reconstitution, chronologique. En effet, s'il est simple de faire la différence entre corrections immédiates et corrections tardives (ou non immédiates), en se basant sur la disposition typographique d'un seul paradigme de réécriture (sur la ligne, c'est-à-dire, au fil de l'écirure; interlinéaire supérieur ou inférieur), il n'en va pas ainsi quand il s'agit de déterminer avec certitude le moment des différentes réécritures dans l'espace statique de la page. Ce qui revient aussi à indiquer les "limites" d'un projet qui, lui aussi, reste une "poétique de transition entre états", ce qui revient à postposer dans un futur inatteignable cette "poétique des processus" si souhaitée. En réalité, Lebrave avait déjà tiré cette conclusion en 2009 lorsqu'il déclarait: "Je voudrais clore cette mise en perspective de la notion de substitution génétique par une remarque. Qu’il s’agisse de la difficulté liée à la définition du contexte droit des substitutions dans le cas de corrections 'au fil de la plume', ou de l’impossibilité de reconstituer de manière fiable l’histoire des opérations d’écriture au sein d’un manuscrit complexe, la difficulté me paraît tenir dans les deux cas à ceci : on voudrait appréhender le processus d’écriture tel qu’il s’est déroulé réellement, mais celui-ci ne nous est accessible qu’à travers des produits : les énoncés (ou fragments d’énoncés) qui sont le résultat de ce processus, et les traces graphiques que le processus lui-même a laissées derrière lui" [13].

Cette difficulté ou ce paradoxe, inhérent à la critique génétique, comme l'était l'impossibilité de saisir l'énonciation en dehors d'énonciations énoncées, ne devrait pas empêcher que nous essayions de saisir quelque chose de ce processus complexe d'écriture lisible sur une page ou de version en version. Le lecteur trouvera ci-dessous et sous forme résumée quelques informations – légende – au sujet de la manière dont nous avons procédé pour ordonner et encoder les différentes versions des 34 chapitres disponibles dans les sections "Itinerarios" et "Capítulos". Cette "légende" est accessible et téléchargeable pendant qu'on navigue dans ces différentes sections.

Itinéraires de lecture et visualisation (Légende)

Chaque chapitre compte une ou plusieurs versions (ici, version 1, 2, 3, etc.)

Dans chaque cas, on offre, tout d'abord, une transcription diplomatique. Le fac-similé du brouillon correspondant peut être consulté en appelant l'icône M. Nous avons mis en évidence, en grisé, les mots ou syntagmes qui disparaîtront ou seront réécrits dans la version suivante, sans que les ratures soient visibles. Ce sont les "corrections" que l'on dit "invisibles". Le lecteur est alors invité à comparer les deux versions, en partant des mots mis en relief.

Dans les campagnes (0, 1, 2, etc.) présentes dans chacune des versions, nous essayons de démêler les différentes couches d'écriture. Dans la campagne 0, la rature violette renvoie ou bien à une simple rature, ou bien à une rature suivie d'une "réécriture au fil de la plume" – ou variante d'écriture – puisque celle-ci se trouve sur la ligne, immédiatement après la rature. Dans la campagne 1, nous indiquons en rouge, soit des ajouts signalés ou non par la présence d'un becquets ou d'une marque d'insertion, soit une substitution, c'est-à-dire, une suppression suivie d'un ajout. La réécriture se fait généralement dans l'interligne supérieur [rature en rouge et écriture interlinéaire en rouge]. Dans la campagne 2, nous indiquons en bleu de nouvelles réécritures, postérieures aux réécritures signalées en rouges (t+n +1). La réécriture est également de caractère interlinéaire, mais d'un niveau supérieur [rature en bleu et réécriture interlinéaire en bleu]. Et ainsi successivment dans las campagnes 3 et 4.

Dans toutes les couches d'écriture, nous pouvons rencontrer des lettres [/] ou des mots [X] illisibles. Chaque [/] équivaut à un caractère, chaque [X] à un mot. Quand ces indications sont mises en relief en couleur [rouge] suivi de mots en rouge, [bleu] suivi de mots en bleu, [vert] suivi de mots en vert, [orange] suivi de mots en orange, nous avons affaire à des corrections effectuées au moyen du ruban correcteur [Typex], qui rend la lecture impossible, suivies d'une réécriture qui s'effectue sur le ruban correcteur.

En passant d'une "campagne" à l'autre, nous intégrons les opérations (virtuelles) de réécriture (suppression, ajout, substitution, déplacement). Les inversions (suivies d'un exposant mathématique et/ou d'une marque d'inversion) et les lectures alternatives bleu ↔ rose interlinéraire ne sont prises en considération que d'une version à l'autre. L'ajout interlinéaire est postérieur à l'écriture linéaire.

Metadonnées et dossier génétique

Tant dans l'entrée "Itinerarios" que dans l'entrée "Capítulos", il existe, outre une transcription TEI, une sous-section de caractère descriptif ("Descripción") dans laquelle nous offrons, sous forme synthétique, les "métadonnées" des brouillons transcrits. MSI et MSII renvoient aux cotes que nous attribuons aux deux chemises qui forment les brouillons de Paysages après la bataille. Dans la chemise MSI, on trouve ce qui, à la lumière de l'analyse génétique du matériel, peut être considéré dernier brouillon autographe ou au propre de 56 des 77 séquences dont se compose le roman. Ces versions ont été classées (par une main anonyme) en suivant l'ordre des chapitres de l'oeuvre imprimée (edition Llibres del Mall, 1985) et nous avons parfois plusieurs versions d'une même séquence. De nombreuses séquences présentent un titre centré, soit en caractère romain souligné, soit en majuscule, ce qui est généralement un indice typographique d'un "dernier brouillon". Dans la seconde chemise – MSII – , on trouve de nouveaux brouillons des mêmes séquences, ainsi que plusieurs brouillons de 18 des 21 autres versions (2, 4, 8, 9, 11, 12, 15, 16, 25, 33, 35, 37, 38, 41, 49, 62, 69 y 74). Ces versions ont été laissées dans le plus grand désordre et ne portent, généralement, pas de titre.

Quand elles en comprennent, celui-ci va généralement disparaître ou sera substitué par un autre titre correspondant à l'un des chapitres du roman publié. Au total, il manque les brouillons de trois séquences du roman, soit "Justice révolutionnaire" [6], "Manifeste" [7] et "Égocentrisme démocratique" [14]. Ceux-ci correspondent aux trois fragments du roman tirés d'un article d'opinion plus long – une Tribune – publiée par l'auteur dans El País, sous le titre "Apuntes de historia contemporánea" (10 septembre 1981). La numérotation qui suit la référence aux manuscrits (par exemple, MSII/0067-MSII/ 0068) renvoie aux numéros de la numérisation que nous avons reçue et qui a servi à la mise en ligne des fac-similés. Cette numérotation n'est pas nécessairement chronologique, et ne correspond pas nécessairement non plus à la pagination qui figure dans le coin droit supérieur, pagination que nous avons prise en considération pour décrire les brouillons et les réordonner virtuellement dans le but de reconstruire les différentes versions des chapitres dispersés dans les deux chemises.

La description synthétique des métadonnées correspondant, par exemple, à la numérisation du chapitre "El modelo de Rodin" se présente sous cette forme:

Manuscrits: MSII/0067-MSII/0068
Manuscrits: MSI/0467-MSI/0468
Manuscrits: MSI/0029-MSI/0032

Ce qui signifie qu'il existe trois versions distinctes de cette brève séquence [10]. Les deux premières n'ont pas encore de titre. La première d'entre elles se trouve dans la chemise MSII. Il s'agit d'une feuille de bloc numérotée 67-68. La seconde version a été également été copiée sur une feuille de bloc, et se trouve, comme "égarée" à la fin de la chemise MSII, avec la numérotation 466-467, mais la page 467 reste vierge. Un titre centré et en majuscule se trouve dans la marge supérieure de la troisième version, qui comporte encore de nombreux passages corrigés avec le ruban correcteur. Cette copie "au propre" se trouve dans la chemise MSI. Elle est écrite sur une feuille A4 pliée pour former un petit carnet numéroté de 29 à 32. Seul le feuillet 29 est écrit.

Notes

[1] Jean-Louis Lebrave, "La critique génétique: une discipline nouvelle ou un avatar moderne de la philologie", Genesis, 1, 1992, pp. 33-72, disponible en ligne depuis le 9 novembre 2006 sur le site de l'ITEM: http://www.item.ens.fr/index.php?id=14048 [consulté le 9 février 2014].)
[2] Jean-Louis Lebrave, "Manuscrits de travail et linguistique de la production écrite", Modèles linguistiques, XXX, vol. 59: Génétique de la production écrite et linguistique (coords. Irène Fenoglio & Jean-Michel Adam), 2009, pp. 13-21, citation p. 18.
[3] Almuth Grésillon, «La critique génétique: origines et perspectives", in Crítica genética y edición de manuscritos hispánicos contemporáneos. Aportaciones a una «poética de transición entre estados" (eds. Bénédicte Vauthier & Jimena Gamba Corradine), Salamanca, Ediciones Universidad Salamanca, 2012, pp. 35-43, citation p. 35.
[4] En ce qui concerne les différentes entre les traditions nationales, je renvoie à mon article "¿Crítica textual? ¿Critique génétique? ¿Filologia d’autore? ¿Crítica genética? Edición de manuscritos hispánicos contemporáneos e hispanismo (inter)nacional" in Juan Ramón Jiménez y los borradores inéditos de sus archivos. Nuevas propuestas metodológicas (Valencia, Renacimiento, 2014), version espagnole, amplifiée et revue d'un article publié initialement en allemand: «'Crítica textual’? ‘Critique génétique’? ‘Filologia d’autore’? Edition zeigenössicher hispanischer Manuskripte und (inter)nationaler Hispanismus", Editio. Internationales Jahrbuch für Editionswissenschaft, 26, 2012, pp. 38-58. Cet article qui porte essentiellement sur les différences entre la critique génétique française et son calque traductif en espagnol (crítica genética) vient d'être complété par l'article "¿Critique génétique y/o filologia d'autore? Según los casos… "Historia" –¿o fin?– "de una utopía real", Creneida. Anuario de literaturas hispánicas, 2, 2014, Numéro thématique "Filología de autor y crítica genética frente a frente" qui porte, donc, sur les rapports entre les modèles français et italiens. [En ligne sur le site de la revue] Dans celui-ci, je me centre sur le dialogue (de sourds) entre représentants de la critique génétique française et de la filologia d'autore ou critica delle varianti italienne.
[5] La mise en question de la frontière traditionnelle entre texte et avant-texte, frontière que l'on trace généralement au départ du "bon à tirer" fait l'objet d'une révision, notamment dans le cadre du séminaire "Manuscrits – Linguistique – Cognition" qui, depuis trois ans (2012-2015), porte sur la Genèse éditoriale (dirs. Rudolf Mahrer & Bénedicte Vauthier), au départ d'une analyse comparative de plusieurs éditions de romans de Balzac. Révision nécessaire, non seulement parce que texte et avant-texte ne renvoient pas toujours à deux espaces clairement cirsconscrits (privé, public), mais aussi parce que l'auteur lui-même peut revoir son texte de son vivant.
[6] Voir les transcriptions et reproductions photographiques des quatre versions dans les sections Itinerarios: "Conquista de la subjetividad" ou Capítulos.
[7] "Édition horizontale, édition verticale. Pour une typologie des éditions génétiques (le domaine français 1980-1995)", Éditer des manuscrits. Archives, complétude, lisibilité, études réunies et présentées par Béatrice Didier et Jacques Neefs, coll. Manuscrits Modernes, Presses Universitaires de Vincennes, 1996, (págs. 159‑193), disponible en ligne sur le site de l'ITEM depuis le 18 janvier 2007: http://www.item.ens.fr/index.php?id=13346#tocto2n11 [consulté le 9 février 2014]
[8] Roma est un outil TEI qui permet la personnalisation et l'adaptation d'un schéma général d'encodage aux caractéristiques d'un projet. Voir http://www.tei-c.org/Roma/
[9] Au départ de plusieurs articles canoniques de Hans Zeller, les critiques ont pris l'habitude de faire la différence Befund y Deutung (en anglais, report e interpretation). Hans Zeller entend par Befund "le matériel que reçoit la tradition et qui arrive à l'éditeur" ("Allgemein bezeichne ich künftig das überlieferte Material, das vom Herausgeber ‘Vorgefundene’, als Befund.") Hans Zeller, "Befund und Deutung. Interpretation und Dokumentation als Ziel und Methode der Editio", in Texte und Varianten. Probleme ihrer Edition und Interpretation (eds. G. Martens & H. Zeller), Munich, C.H.Beck, 1971, pp. 45-89, citation p. 51).
[10] Cfr. Jean-Louis Lebrave, "Déchiffrer, transcrire, éditer la genèse", in Proust à la lettre : les intermittences de l'écriture, Tusson, Du Lérot, 1990, pp. 141-205.
[11] Cfr. Jean-Louis Lebrave, "Déchiffrer, transcrire, éditer la genèse", in Proust à la lettre : les intermittences de l'écriture, Tusson, Du Lérot, 1990, pp. 141-205.
[12] Jean-Louis Lebrave, "L’édition génétique", in Les manuscrits des écrivains, Paris, CNRS Editions/ Hachette, 1993, pp. 206-223.
[13] Jean-Louis Lebrave, "Manuscrits de travail et linguistique de la production écrite", Modèles linguistiques, XXX, vol. 59: Génétique de la production écrite et linguistique (coord. Irène Fenoglio & Jean-Michel Adam), 2009, p. 17.

 
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